Armen Tarpinian

                             Poète, psychothérapeute et essayiste français. Cocréateur de la revue de Psychologie de la motivation,                                    cadre de l'association "École, changer de cap".

Éduquer au psychosocial.

Source : Collectif École : changer de cap. 

Extrait tiré du livre : Donner toute sa chance à l'école… Treize transformations nécessaires et possibles.

L'école : une réussite pour tous ?

« ... Pourquoi l'école ne parvient-elle pas à donner à chaque enfant une chance égale de stimuler et cultiver son désir d'apprendre, et de déployer son humanité ?

L'école ne doit-elle pas s'interroger sur le sens et les conséquences d'un système concurrentiel où les mieux adaptés doivent prendre des cours particuliers pour « réussir » ? Certes, les élèves fragilisés par des handicaps socio-économiques et culturels se trouvent les plus exposés aux effets pervers de ce système insensé de gagnants-perdants et les sentiments d'échec et d'exclusion y font des ravages. Mais s'ils sont plus nombreux dans « les banlieues qui brûlent », les perdants sont de tous les milieux… L'école gagnerait à mieux comprendre en quoi elle stimule ou bloque l'estime de soi et la confiance de l'élève dans ses capacités intellectuelles. Sans perdre de vue la multiplicité des facteurs en jeu, poser les problèmes de l'école sous cet angle permet de comprendre les causes profondes des échecs scolaires, de la désocialisation manifeste qu'ils génèrent mais aussi des souffrances muettes qui peuvent perturber toute une vie, et, mieux, de comprendre les conditions de la réussite, au sens plein du terme. La question s'impose : la réussite scolaire telle que nous la valorisons ne va-t-elle pas en sens contraire de la réussite humaine?

En France, mais pas seulement, l'idée dominante est que l'école est un lieu de réussite intellectuelle et très secondairement un lieu « d'apprentissage de la vie ». Comme en économie, l'idée de rendement l'emporte lourdement sur l'idée de développement. Or cet apprentissage, bon pour l'école, l'est tout au long de la vie. Essentiels à la réussite humaine (qui englobe la réussite scolaire mais ne s'y réduit pas), la connaissance de soi et la relation à autrui, l'autoresponsabilisé, les capacités d'empathie, d'esprit critique et autocritique, d'humour, de dialogue, de coopération, l'affirmation de soi sans domination ni soumission, le sens de coresponsabilité propre à l'esprit démocratique ne sont pas au programme de l'école. Des pratiques individuelles ou d'équipes pédagogiques œuvrent dans ce sens, mais souvent s'éteignent faute de relais officiels.

L'éducation psycho-sociale

Pourtant de nombreux savoirs et des pratiques éprouvées, issus des sciences humaines et de la culture psychothérapeutique, attendent d'être reconnus et généralisés. Les négliger coûte cher aux personnes et à la société. Les questions de la famille, de l'école, de la société, de l'action politique, et celle de l'évolution de l'humanité sont liées. Aussi est-il urgent de repenser la réussite scolaire et sociale à l'aune de la réussite humaine. Celle-ci se mesure autant par le « quotient émotionnel et relationnel » que par le « quotient intellectuel » et implique les savoir-être et les savoir-faire novateurs que le terme « éducation psycho-sociale » recouvre.

Sans être la panacée qui ferait oublier la complexité des problèmes, «la formation humanisante » qu'elle permet serait pourtant un puissant antidote à notre tendance à projeter notre responsabilité sur des boucs émissaires, aux fanatismes religieux ou idéologiques, xénophobes et racistes... Et, plus simplement, aux « blessures relationnelles ordinaires » liées au milieu familial et social, qui peuvent trouver à s'exacerber à l'école comme au travail, et virer vers la violence ou la dépression.

La carence de la dimension psycho-sociale dans la formation des enseignants (dont le souci pédagogique et la qualité d'implication ne sont pas en cause), explique pour partie leur mal-être face à la difficulté de répondre à la démocratisation massive de l'école. Celle-ci continue, globalement, de fonctionner selon les critères et les valeurs d'un système où seuls cinq à dix pour cent des élèves accédaient au Lycée. L'étude des motivations, la psychologie du maître et de l'élève, la gestion du groupe classe, la médiation des conflits sont quasi absentes de la formation des professeurs. Beaucoup en ont conscience, se forment, en tirent profit et les expériences fleurissent. L'institution, interpellée par le mal-être criant des enseignants comme des élèves, initie des réformes allant dans ce sens mais n'en tire pas fondamentalement parti, et surtout ne remet pas en question philosophiquement et pratiquement le sens qu'elle donne, comme toute la société, à la réussite. Ce qui fait que l'école, malgré beaucoup d'instructions officielles ou d'actions bien intentionnées, demeure un lieu de concurrence hypertrophiée où le chacun pour soi prime, et non un lieu où les capacités d'autonomie et de coopération se fertilisent mutuellement.

Répétons-le, les voies et les outils existent. L'école, démocratisée pour le meilleur au risque du pire, l'exige plus que jamais. Aller dans ce sens ferait perdre à la violence beaucoup de ses racines. L'autorité des enseignants et l'autonomie des élèves, le désir d'apprendre et la joie d'enseigner y trouveraient leur meilleur terreau. Fondement incontournable d'un nouvel humanisme, l'éducation psycho-sociale constitue un paradigme autour duquel l'école comme la société peuvent se repenser. Tout ne s'y réduit pas, mais notre avenir pour beaucoup en dépend. »


Passer d'un humanisme de « bonnes intentions » à un humanisme appliqué.

Source

« Armen, quel est selon vous l'enjeu majeur de l'époque que nous vivons ?

La nécessité de créer un « humanisme lucide et actif » qui marche sur ses deux jambes : celle de la connaissance de la vie extérieure et celle de la vie intérieure. Touchant cette dernière, les connaissances et les expériences, issues des sciences humaines et notamment du champ de la psychothérapie, abondent, qu'il faudrait apprendre à intégrer dans le champ de l'éducation et particulièrement de l'école où commencent à se mettre en place les pratiques sociales et citoyennes. C'est vraiment d'une (r)évolution dont il s'agit : passer d'un humanisme de « bonnes intentions » et de discours à un humanisme appliqué.

Pouvez-vous préciser ?

C'est par exemple passer de l'injonction : « aimez-vous les uns les autres » à : « apprenez à aimer ». Cela signifie qu'il nous faut à la fois - développer notre capacité d'introspection, fonction qui nous distingue de l'animal - et notre faculté d'empathie qui nous fait dépasser notre égocentrisme naturel. N'est-ce pas là d'ailleurs le plus satisfaisant, le plus nécessaire à notre vie individuelle et commune ? Notre « désir essentiel » dirait Diel, ou ce que j'ai appelé notre « désir d'humanité » qui nous travaille inconsciemment, surconsciemment ? Mais c'est aussi le plus difficile si l'on en juge par notre histoire personnelle et par l'histoire tout court! Il nous faut inventer un art de vivre moderne qui tire sens et richesse d'action de la compréhension de nos errements passés. Vous connaissez le constat d'Edgar Morin ; l'humanité en est encore à sa préhistoire…

Notre époque aurait-t-elle accompli des avancées aussi importantes dans la connaissance de l'humain et du social que dans la création de richesses matérielles ?

Le vingtième siècle a fait autant de progrès en « Psychique » qu'en Physique, mais les applications sont plus lentes. Elles opèrent sur le temps de l'évolution des espèces – pour le moins des mentalités! - plus que sur le temps des machines ; sur le temps de l'éducation non celui de l'instruction ; celui des apprentissages plus que des conseils...Il devrait être considéré plus difficile d'aider un enfant - ou soi-même - à se construire que de construire un pont. Mais nous disposons aujourd'hui d'outils fondamentaux pour mettre en œuvre une véritable « éducation psychosociale ».

Peut-on dire, dans cette perspective, que le "salut" de l'individu et celui de l'humanité sont liés?

Ces apprentissages visant à répondre aux besoins fondamentaux des individus ne sont pas séparables des besoins de l'espèce humaine. La sagesse des uns assure la survie de l'autre : de l'humanité dans son parcours ambivalent de solidarité et d'hostilité, d'intelligence et d'aveuglement. La vraie question, aujourd'hui, est de savoir si l'humanité parviendra à articuler à temps… le temps de l'urgence qui appelle des solutions politiques et celui, lent, de l'évolution des mentalités, de la maturation psychique. A parer aux dangers les plus menaçants, écologiques et sociaux, à ouvrir des voies et se donner à temps les outils nécessaires pour mieux vivre et survivre. »

Finalités et valeurs de l'école, rendement et développement.

« On peut donc dire, schématiquement, que la société, et donc la famille et l'école, balance entre deux réseaux de motivations et de valeurs organisés autour :

  • D'une visée de rendement exaltée ou inhibée par l'individualisme excessif et l'esprit de compétition, visée qui conduit plus à un travail de conditionnement que d'éducation.
  • D'une visée de développement des potentialités individuelles, qui associe autonomisation et coopération, cultivant ainsi le champ de la responsabilité de l'être intime et de l'être social visée qui, sortant de la loterie de l'égalité des chances, inclut nécessairement la réussite de chaque élève.

Le premier réseau est polarisé sur la recherche de l'insertion sociale. Il est fondé sur l'excellence du rendement scolaire et sur la prédominance de soi sur l'autre, érigée en critère de supériorité personnelle et sociale. Dans la crise actuelle de l'emploi, le diplôme n'est plus le passeport assuré de l'avenir professionnel, même s'il demeure envié pour l'image de soi. Le second réseau n'entre pas en ligne de compte dans les critères de recrutement ou de formation des enseignants.

L'équilibre entre ces deux réseaux renvoie à une problématique plus générale : comment agir pour que les valeurs de rendement soient subordonnées aux valeurs de développement et d'équilibre social, économique et écologique, qui incluent le rendement mais le régulent ? En réalité, la situation conduit de plus en plus de parents, d'enseignants et d'élèves, de responsables syndicaux et politiques, à s'interroger sur les valeurs et finalités de l'école. Ce qui, profondément, revient à s'interroger sur le sens de la vie.

gfthjg Au lieu de la joie de découvrir et d'apprendre s'établit peu à peu une hantise du travail scolaire souvent alourdie par la frustration-sanction touchant le besoin vital de jeu. Il faut bien voir que la course obsessive à la réussite, qui peut devenir névrose de réussite, sous-tend et commande la névrose d'échec dans la mesure où les valeurs courantes de dominance (Laborit), renforcée par le souci de sécurité pour l'avenir de l'enfant, colorent trop fortement le climat de la famille et de l'école.

De façon plus générale, la réussite scolaire devient le miroir déformant dans lequel chaque enfant ou adolescent, tout comme les adules qui l'entourent, se juge, juge autrui, se compare et se sent jugé. Il se crée ainsi un nœud affectif que resserre ou relâche le regard réprobateur ou confiant de l'autre : famille, enseignants, camarades… »

À venir...