Étienne Klein
Physicien et philosophe des sciences.
Test d'intelligence collective… Est-ce qu'on va
tenir compte de ce qu'on sait, ou non ?
Source : Le futur c'est pour quand ? Conférence avec Etienne Klein et Enki Bilal. (Vidéo : 1h36mn)
« Je ne suis pas pessimiste, je pense que justement c'est une période passionnante, par le fait qu'on comprend… si on n'est pas en mesure de prédire l'avenir aussi bien qu'avant, c'est justement qu'on a compris quelque chose. Et ce qu'on a compris, c'est que ce qui va se passer va dépendre en partie de ce que nous allons faire. Ça c'est quand même très excitant, parce que c'est comme si l'humanité passait un test d'intelligence collective. Il y a des choses qu'on sait, est-ce qu'on va tenir compte de ce qu'on sait, ou non ? Et pour moi le divertissement c'est aussi une façon d'échapper à ce qu'on sait. De choisir un monde virtuel par angoisse, ou à cause des angoisses que suscite le monde réel. »
Configurer un futur attractif, crédible… et le faire advenir.
Source : Aujourd'hui, il n'y a aucune impatience du futur. (Vidéo 3mn20)
« Aujourd'hui il n'y a aucune impatience du futur. Personne n'a envie d'être en 2050 en tout cas personne ne voudrait y aller sans avoir la garantie qu'il pourrait revenir en 2021. Il y a déjà une chose qui me frappe, c'est la différence des discours portant sur le futur entre ma génération quand elle était adolescente dans les années 70 et ce qui se passe aujourd'hui. On se disait mais qu'est-ce qu'on est là à glander dans le présent alors que le futur nous attend et il sera merveilleux. Aujourd'hui il n'y a aucune impatience du futur. Le futur n'est plus pensé ou alors quand il l'est c'est sur le mode de la catastrophe ça veut dire que l'idée de futur a été laissée en jachère intellectuelle. Or croire au Progrès c'est se représenter, c'est configurer le futur à l'avance d'une façon qui est crédible et attractive de sorte qu'on est d'accord pour travailler à faire advenir ce monde futur qui nous semble désirable. »
L'innovation n'est pas synonyme de Progrès.
Source : Le futur c'est pour quand ? Conférence
avec Etienne Klein et Enki Bilal. (Vidéo : 1h36mn)
« Certains d'entre nous (de ma génération), étaient pressés de vieillir, ce qui à mon avis est un désir qui n'existe plus beaucoup aujourd'hui. Personne n'est pressé de vieillir, il n'y a aucune impatience du futur… Et donc il s'est passé quelque chose. Par exemple, que le mot Progrès ait été remplacé par le mot innovation. On peut le mesurer par des logiciels qui comptent les mots dans les discours public. »
« Le mot Progrès, qui a été écris pendant 3 siècles avec une majuscule a perdu sa majuscule après la deuxième guerre mondiale, et a commencé à décliner à la fin des années 1980, date à laquelle réapparait dans la langue française un très vieux mot qui avait été abandonné et a ressuscité à ce moment-là et qui est le mot innovation. »
« On pourrait dire que l'innovation c'est la même chose que le progrès, ce sont des mots synonymes, mais quand on regarde les choses plus en profondeur, on s'aperçoit que notre façon de parler de l'innovation ne rend pas justice à l'idée de Progrès. En fait l'idée de Progrès, l'idée de base, c'est que le temps qui passe est notre allié. Il est complice de notre liberté, de notre volonté, et donc plus le temps aura passé dans le futur, mieux ce sera… C'est ça le Progrès. Alors que notre discours sur l'innovation s'appuie sur un temps qui est corrupteur. L'idée c'est que le temps qui passe dégrade les situations, aggrave les défis, et l'innovation est ce qu'il faut faire pour maintenir le monde… Et donc le discours sur le futur est complètement différent. On pourrait même dire qu'aujourd'hui le futur est en jachère politique, en lévitation intellectuelle, puisque le futur… On n'a plus de philosophie de l'histoire en fait… ».
« Si vous lisez un petit livre, que je trouve remarquable, qui a été écris par Emmanuel Kant « Qu'est-ce que les Lumières ? ». Et bien Kant dit dans ce livre, que les Lumières, c'est-à-dire la philosophie du Progrès, c'est une idée qui est doublement consolante… et il ajoute cette précision : c'est doublement consolant et c'est sacrificiel… Alors qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Il veut dire que l'idée de progrès nous console des malheurs du présent, puisque si on y croit, alors on pense que nos enfants, nos descendants, vivront mieux que nous… Et donc ça rend les malheurs du présent plus facilement acceptables. Mais il ajoute, c'est également consolant par le fait que l'idée de Progrès donne un sens au sacrifice qu'il impose… ».
« L'idée de progrès n'est pas automatique, ce n'est pas parce qu'on croit au progrès qu'il se réalise. Il faut travailler à le faire advenir. Donc en fait il faut configurer le futur à l'avance d'une façon crédible et attractive, et ensuite travailler à réaliser cette image qu'on a en tête… Il faut donc se sacrifier, et du coup, les sacrifices qu'on accepte d'accomplir ont un sens puisqu'ils nous mènent vers le mieux. »
« Les scientifiques qui s'occupent de climat, de biodiversité, de pollution, quand ils parlent du futur c'est crédible, ce n'est pas attractif. Et donc l'idée de progrès a perdu sa capacité historique à se verbaliser, et c'est ça qu'il faut interroger et peut-être que le mieux, plutôt que d'abandonner l'idée de progrès comme on l'a fait, c'est de la retravailler. C'est-à-dire de la soumettre à elle-même. Si vous croyez au progrès, vous devez faire progresser l'idée de progrès. »
«
Et donc l'enjeu, pour les jeunes générations notamment, c'est de mélanger
l'univers bloc et le présentisme. Il faut retenir de l'univers bloc qu'il y
aura un futur, et donc pas trop céder aux thèses collapsologiques… il y aura un
futur, et prendre des thèses présentistes l'idée que, ce futur n'est pas
complètement déterminé, qu'il y a encore une place pour le projet, pour le
désir, pour la volonté, pour l'ambition, etc… Et évidemment c'est cela qu'il
faut articuler, et qui manque à mon avis aux jeunes générations d'aujourd'hui,
que nous on avait quand on était adolescent… Pour les jeunes c'est à mon avis
très très dur psychiquement de voir que le futur n'est pas configuré, ou alors
quand il l'est c'est uniquement sur le mode de la catastrophe. »
D'où vient le mot innovation ?
Source : Le futur c'est pour quand ? Conférence
avec Etienne Klein et Enki Bilal. (Vidéo : 1h36mn)
« D'où vient le mot innovation ? Et pourquoi il a réapparu finalement? Et pourquoi le mot Progrès a disparu ? Et ce qu'on a découvert […], le mot innovation est apparu au 14e siècle, en bas latin dans le vocabulaire juridique. Et inovatio c'était ce qu'on appelle aujourd'hui un avenant à un contrat. Donc vous avez signé un contrat, il se passe des choses qui obligent à modifier le contrat pour qu'il reste valide, et on appelait cela une inovatio… C'est ce qu'il faut changer dans le contrat pour que le contrat ne change pas… C'est quand même signe de mauvais signe. Cela veut dire que l'innovation est d'emblée associée à un principe de conservation. Ensuite le mot circule, se retrouve dans le vocabulaire politique, par exemple chez Machiavel dans « Le Prince ». Machiavel explique que le prince quand il a le pouvoir ne doit pas innover, il doit faire son travail de prince comme la tradition réclame qu'il le fasse. Il inaugure des trucs, reçoit, dîne, fait des discours, c'est tout… Mais, ajoute Machiavel, le prince doit innover politiquement quand son pouvoir est menacé. Et là c'est encore la même idée, l'innovation est associée à la conservation de quelque chose. Et au 17e siècle, il y a un auteur anglais qui s'appelle Francis Bacon, qui est d'ailleurs l'auteur auquel Kant va dédier « La critique de la raison pure », au motif qu'il a inventé le mot Progrès. Il va écrire un livre en 1625 qui s'appelle « Essais et conseils civils et moraux », dans lequel il y a un chapitre sur l'innovation. Il parle d'innovation technique, et il est le premier à le faire. »
« Le temps qui passe est corrupteur. Le temps qui passe dégrade les situations, aggrave les défis. Le seul moyen que la dégradation ne s'impose pas à la fin, c'est l'innovation technique. Et il dit : il ne faut pas innover trop vite sinon les populations se rebellent contre les innovations qu'elle considère comme des étrangères. Il ne faut pas innover trop lentement sinon les dégâts produits par le temps qui passe deviennent irréparables. Il faut innover au rythme de temps pour maintenir le monde en l'état. Et si vous lisez le document de la Commission Européenne de 2010, qui fait passer l'Union Européenne de la société de la connaissance. Traité de Lisbonne. En 2010, les gens disent… société de la connaissance c'est bien, mais il faut aussi aider les industries, il faut des applications, des brevets, etc. Donc on va changer l'intitulé, on va remplacer « société de la connaissance » par « union de l'innovation ». Et il y a un texte que vous pouvez trouver sur internet, 52 pages, le mot innovation y apparait 307 fois, sans être nulle part défini, et la première page, vous pouvez la lire, c'est du Francis Bacon. Ça dit que l'Europe a compris qu'elle est soumise à des défis dont la gravité augmente à la vitesse que le temps passe. Et puis il y a la liste, raréfaction des ressources, changement climatique, pollution, baisse de compétitivité des entreprises, et l'Europe a compris qu'elle ne pourra relever ces défis que grâce à l'innovation. Et quand je dis que c'est signe de mauvais signe c'est que Francis Bacon n'est pas du tout un philosophe des lumières. Ça veut dire que nous avons abandonné l'esprit des lumières. Le temps qui passe est corrupteur et nous emmène vers le pire si on ne fait rien, et du coup c'est l'état critique du présent qui légitime l'innovation, et non pas une certaine idée qu'on formulerait à l'avance du futur. »
La Nature rétroagie à nos propres actions.
Source : Le futur c'est pour quand ? Conférence avec Etienne Klein et Enki Bilal. (Vidéo : 1h36mn)
«
Beaucoup de gens, notamment des jeunes, disent qu'il faut liquider la science
au motif d'un mauvais usage du monde. C'est la science qui nous a rendu
puissant et qui a fait qu'on a considéré la nature comme un réservoir infini,
alors qu'en fait on le sait maintenant la nature rétroagie à nos propres
actions, par exemple le climat. C'est vrai que la physique moderne, avec
Galilée, elle se présente comme si l'homme était un être d'anti-nature. Non pas
au sens qu'il serait contre la nature, mais au sens ou l'homme, c'est la phrase
de Descartes, « comme maitre et possesseur de la nature », l'homme parce qu'il
peut comprendre les lois de la nature, peut lui échapper. L'homme
est un être qui de par son intelligence est capable d'échapper au déterminisme
naturel, et la nature devient quelque chose qui nous est extérieur, que nous
surplombons, que nous pouvons exploiter sans limite, et ça ça a été une erreur. Le
problème c'est que ce n'est pas avec la physique d'Aristote ou avec la biologie
de Pline l'Ancien qu'on va résoudre les problèmes de climat ou les problèmes
d'épidémie. Autrement dit, l'urgence s'il y en a une, c'est de refonder l'idée
de rationalité, sans l'abandonner, pour qu'elle ne serve pas d'alibi à toute
sorte de domination, tenant compte des limites, qu'est-ce qu'on fait ? Et c'est
ça qui me semble être un chantier un peu délaissé puisqu'on est finalement
sommé d'être soit optimiste, soit pessimiste, qui sont deux postures de
l'inaction. Quand vous êtes optimiste, vous dites ça va s'arranger, et vous ne
faites rien. Quand vous êtes pessimiste, vous dites c'est foutu. »