Roland Gori
Psychanalyste et professeur émérite de psychologie et de psychopathologie.
Avons-nous lâché le vivant pour les algorithmes
?
Source : La fabrique de nos servitudes : comment en
sortir ? (Vidéo 46mn)
Animateur
« Vous citez l'empereur de chine dans le conte d'Andersen écrit en 1837, qui préféra l'oiseau automate au vrai rossignol. Le premier permettant de savoir ce qui va suivre alors que le second, le vrai, on ne peut jamais prévoir. Vous écrivez alors, nous avons lâché la proie du vivant pour l'ombre des algorithmes. Mais j'allais vous demander sans vous taquiner, on ne nous a pas vraiment laissé le choix. »
Roland Gori
« Oui c'est vrai mais d'une certaine façon nous avons consenti à cette aliénation. Nous avons consenti dans la mesure où la modernité… nous apportant une certaine discordance des temps, le moderne disait Baudelaire, le fugitif, le transitoire, le contingent. Il y a là quelque chose d'absolument affolant. C'est à la fois tout à fait merveilleux puisque l'avenir est en quelque sorte ouvert, comme la démocratie il est à inventer, à construire, mais en même temps c'est affolant, il y a une angoisse, une incertitude, et cette instabilité est bien évidemment beaucoup plus importante aujourd'hui qu'elle ne l'était du temps de Baudelaire ou de Disraeli. Donc cette angoisse face à un monde incertain, un monde instable, nous amène à nous attacher, voir à nous aliéner à une culture, un paradigme essentiellement technique, essentiellement objectif. Or, c'est le point très important, je ne suis pas technophobe, je ne récuse pas les chiffres, je ne récuse pas les statistiques. Le problème n'est pas là, il est qu'il nous faudrait aujourd'hui être capable à la fois d'utiliser les prouesses technologiques, et notamment les prouesses que nous permettent les algorithmes, les nouvelles technologies, et en même temps ne pas lâcher l'essentiel de notre rapport au monde, c'est-à-dire au vivant. Vous vous souvenez de cette phrase du philosophe et poète Édouard Glissant « rien n'est Vrai, tout est vivant ». Nous sommes rattachés au monde et si nous lâchons notre lien, notre cordon ombilical avec le vivant, avec la nature, la nature dans laquelle nous sommes inclus, nous ne sommes pas face à la nature nous faisons partie de la nature, à ce moment-là nous risquons de tomber dans différentes formes de rationalismes morbides. Il y a un rationalisme économique morbide, un rationalisme objectivant morbide, il y a un rationalisme de la neuro pédagogie morbide pour donner des ordres et transformer les élèves et bien évidemment les citoyens en profils biostatistiques ou en logiciel que l'on commande à distance, c'est-à-dire on va jouer aux marionnettistes avec les fils numériques, on va tenir les citoyens et en particulier les élèves pour les agiter et les mouvoir comme on le souhaite. »
L'habitus…
Source : La fabrique de nos servitudes. (vidéo 1h19)
« Quand nous agissons sur nos scènes professionnelles aujourd'hui, nous acquérons ces « habitus ». C'est un point extrêmement important puisque l'habitus n'est pas seulement en quelque sorte une structure sociale, l'habitus c'est aussi une structure mentale. C'est-à-dire que la manière dont nous travaillons, nous l'incorporons, nous l'intériorisons, et ça devient des structures cognitives, des structures symboliques, pour pouvoir penser le monde, penser l'autre, et nous penser nous-mêmes. »
Nécessité d'un Progrès dans la sagesse.
Source : La religion du marché a fait de nous des êtres serviles et conformes. (Vidéo Élucid : 1h29)
3mn15
« j'ai un peu l'habitude de dire d'ailleurs que la crise écologique n'existe pas, elle n'est que la part émergée d'une crise anthropologique beaucoup plus profonde qui est l'exploitation du vivant comme stock à exploiter au maximum pour produire du profit. Donc effectivement, comment voulez-vous que l'humain traite la nature, l'environnement, mieux qu'il ne se traite lui-même ou qu'il traite ses semblables ? Donc je crois que c'est cela que nous avons, et nous avons si vous voulez une crise majeure produite en partie, mais pas seulement, par une mondialisation qui aboutit à ce que le philosophe Achille Mbembe appelle le risque du « devenir nègre du monde » . C'est-à-dire que la situation que pouvait avoir et c'est un peu le thème vous le savez de mon dernier essaie, la situation que pouvait avoir les esclaves qui étaient arrachés à leurs liens, bien sûr la terre, la région, mais la tribu, la famille, les amis, les dieux, la langue, étaient ensuite transformés en instrument, c'est-à-dire au service justement d'une pure utilité dans la plantation. Comparaison n'est pas raison mais je pense que nous vivons quelque chose de cet ordre-là à savoir que nous avons essentiellement considéré aujourd'hui l'humain comme un instrument dont il faut se servir ou dont il faut lui apprendre à se servir, c'est à dire à lui-même s'exploiter et s'utiliser comme instrument pour pouvoir survivre. On a opéré une mondialisation sur un plan purement marchand, économique, financier, mais sans se doter je dirais d'une civilisation de protection sanitaire, de protection sociale, d'échange culturel. Échange culturel qui ne soit pas transformé simplement en spectacle ou en marchandise. Donc je crois que c'est cette crise là que nous vivons. Nous avons si vous voulez un décrochage entre l'évolution spectaculaire des savoirs scientifiques, des techniques, des échanges commerçants mais sans pour autant que ces progrès techniques, scientifiques et industrielles soient accompagnés d'un progrès dans la sagesse, d'un progrès dans la dignité de l'homme, d'un progrès dans tout ce qui fait finalement l'humanité de l'homme. »